Poèmes de la maturité

L’œuvre poétique d’Eugène Mimonce

Extraits 6 : Poèmes de la maturité

 

 

Plaidoyer pour les escaliers

 

L’escalier constitue le plus sûr artifice
Pour s’élever bien au-dessus de son prochain.
On en voit quelquefois dans de vieux édifices,
Ils sont comme une échelle et ces curieux engins

 

Sont si abrupts parfois que l’on pourrait toucher
Les marches de la main en tendant bien son bras.
J’en ai connu certains, comme dans l’Alhambra
Dont la rampe creusée, aquatique tranchée,

 

Est un petit ruisseau dont l’eau rafraîchissante
Produit un gazouillis aux vertus apaisantes.
Il en existe aussi dont la double volée
Par deux voies séparées, permet de débouler

 

Fier, sur une esplanade, ou devant un palais.
Ils s’inspirent sciemment de la pompe impériale
Et se rient goulûment de mes mœurs provinciales.
Leurs balustres d’un marbre blanc comme le lait

 

Ne m’impressionnent guère, et je préfère encore
Certains colimaçons aux degrés érodés,
Devenus périlleux, que plus d’un matamore
Aura dégringolé sur son séant ridé.

 

Il y en a qui sont très doux aux vieux mollets
D’autres coupent le souffle, épuisant dans l’instant
Les sportifs aguerris, pourtant plus résistants.
Quant à l’escalator, ce n’est qu’un pis-aller.

 

Quatre lauzes insérées dans le mur d’un enclos
Font un touchant passage aux bergers et aux pâtres.
Des lichens jaune vif forment quelques îlots,
Microcosme étonnant sur le granit bleuâtre.

 

Je me souviens aussi d’un escalier en bois
Dont les marches geignaient – du châtaigner je pense,
Pleureuses appointées s’inclinant sous mon poids.
J’étais enfant… Celui-là a ma préférence.

 

C’était dans la maison de ma défunte mère.
Ce souvenir m’est cher, car les jeunes années
Imprègnent à jamais l’intime imaginaire
D’un vieil aventurier dont le corps a fané.

 

 

Pleine lune

 

Quand la pleine lune me guette
Avec sa ronde et blême tête,
L’hiver, au travers du pommier
Dont les branches sont dépouillées,
La nuit trop claire me fait peur,
Et juste avant de me coucher,
Je ferme bien tous mes volets :
On ne sait jamais, un vampire
Pourrait entrer, sans se gêner,
Dans ma plus stricte intimité.
Aussi, sur mon chevet je pose
La croix qui chasse ces déments,
La gousse d’ail, le pieu d’argent.
Alors, seulement je repose
Car il paraît à ce qu’on dit
Qu’on vous suce vite le sang
Quand sonne la cloche à minuit.
Et si ce n’était que le sang ?

 

 

Bouts de rien

 

J’ai vu ton aînée
Sur sa chaise longue
Se curer le nez.

 

Quand tu me racontes
La vie du vicomte,
Je ne te crois pas.

 

Quel vilain rictus
Me faisait ton père
Lors de l’infarctus !

 

La vie est un rêve,
Mais elle est trop brève,
Je ne m’en fais pas.
Les vieilles filles de bonne famille

 

Leur silence est bien élevé,
Il leur permet de s’isoler
Et leur sourire méprisant
Vient écarter les médisants.

 

Elles sont tels les flamants roses
Quand sur leur patte ils se reposent
Pour extirper de leur plumage
La sale boue des marécages.

 

Leur finesse et leur distinction
Charment les gens sans prétention,
Mais leurs chagrins d’amour ratés
Les font se sentir rejetées.

 

La naïveté de ces cœurs
Attirera les amateurs
Si par miracle ou héritage
Leur vient une dot en partage.

 

 

La cigale et la fourmi

 

C’est fait acquis, la fourmi est industrieuse.
Un jour, elle s’en alla trouver la cigale
Sa voisine, et lui dit sans mollir : « Ma gracieuse,
Comme arrive à grands pas la période estivale,
Ne pensez vous point que nos talents conjugués
Nous permettraient sans mal de gagner quelque argent ?
– Mais quelle bonne idée ! J’y souscris à l’instant.
Dites-moi donc tout simplement – vous m’intriguez –
À quel commerce vous songez. Je le confesse,
Dans cet Art-là, je n’ai aucune compétence.
– Montons une graineterie, c’est l’évidence !
Je me charge pour ma part de tenir la caisse,
Des provisions… ma foi, de toutes ces sornettes.
De vos appels stridents, la réclame assurez.
– L’idée est excellente !
– Notre fortune est faite !
– Vous avez ma confiance !
– Et je vous en sais gré. »
Ainsi fut dit… et chacune agit pour le mieux,
Mais la fortune, hélas! ne se commande pas.
La cigale attira par ses chants mélodieux,
Certes, quelques clients… qui ne revinrent pas :
Le froment était charançonné, les noix rances,
Les faines éventées. Quant au lot de créances
Que leur avaient laissées nombre d’indélicats,
Il entraîna la banqueroute avec fracas.

 

Ne prenez pas ces opérations financières
À la légère :
Deux bons amis ne font pas deux hommes d’affaires
Bénéficiaires.
Rien n’est plus clair !

 

 

Au bord de l’eau

 

J’aime ces trains d’hiver, dont le panache blanc,
Au coucher du soleil, fend l’air de la campagne
Et longe longuement le gave nonchalant

 

J’aime de la vapeur le doux chuintement,
Rapide et haletant, qui s’échappe des bielles
Et le sifflet plaintif qui sonne insolemment

 

L’imminente arrivée des voyageurs en gare.
En moi-même j’exulte et bientôt je suis là,
Je te prends dans mes bras, et mes lèvres s’amarrent

 

Aux tiennes tendrement. Qu’importe alors l’averse,
Car je t’ai retrouvée, comme chaque semaine.
Tes grands yeux verts me parlent et tes mots doux me bercent.

 

Chaque jeudi, ma mie. un grand bonheur m’inonde
Parfois, sitôt rentré, du haut du pont d’Orthez,
Je reste un long moment à scruter l’eau profonde.

 

Je songe qu’en amont ma bien-aimée soupire,
Qu’elle aussi comptera les jours qui nous séparent,
Que nous sommes unis par un même désir.

 

 

Clara des scabieuses

 

Il m’arrive souvent, sur les coteaux de Tilh
D’aller rendre visite à une bonne amie,
Elle est veuve à présent et veille sur sa fille
Dont le troublant minois, la belle anatomie

 

Sont un apaisement pour mes sens vieillissants.
Clara est le prénom de cette illustre enfant.
Bien tôt dans la campagne, elle va, solitaire,
Cueillir les fleurs des champs, ancolies, fritillaires,

 

Silènes, origans, myosotis et scabieuses.
La couronne de fleurs qui ceint sa chevelure
Relève la beauté de cette créature
Qui sans peine ébaudit mon âme cafardeuse.

 

Quand elle foule aux pieds la rosée du matin,
Je crois bien deviner sous sa robe en dentelle
D’un juvénile sein la beauté sensuelle.
Elle semble ignorer quels émois clandestins

 

Le charme gracieux d’un sourire enfantin
Peut susciter parfois chez l’amant d’une mère :
Le même nez mutin, les mêmes doux yeux pers,
Le même grain de peau sous ses cheveux châtains.

 

Sous un tremble bleuté dont les feuilles faseyent,
Elle s’endort parfois quand vient l’après-midi
Dans une chaise longue et me laisse étourdi.
Je me tiens coi, de peur qu’elle ne se réveille,

 

Et m’enivre sans frein de la beauté radieuse
De sa moue rêveuse et de ses graciles bras.
Quand elle grandira, toujours demeurera
En moi l’émoi secret de Clara des scabieuses.

 

 

Le son du pianola

 

Quand j’entends, en décembre,
Résonner, de ma chambre,
Le son du pianola
Du café Camescasse
Tout en haut de la place
Du Foirail, me voilà

 

Songeur, mélancolique,
Invoquant, pathétique,
Les amis d’autrefois.

 

J’échafaudais jadis
De beaux desseins complices
Qui s’avérèrent vains.

 

Cruelle humiliation,
Sourde résignation
De se trouver grotesque.

 

Car, en cette matière
– C’est règle élémentaire –
Il faut être au moins deux.

 

Oui, ma vie ridicule
Est, à son crépuscule,
Peuplée d’amers regrets.

 

En vieillard résolu,
Il ne me reste plus
Qu’à espérer la mort.

 

Vanité, vanité,
Tout n’est que vanité,
Laissez-moi donc en paix.

 

 

[Testament]

 

Je ne peux supporter plus longtemps, de mon âge
La souffrance, et des ans les douloureux outrages.
Je ne veux plus pleurer mes amis disparus,
Je ne veux plus lutter pour éviter la rue.

 

Fatigué de la vie, pour toujours je m’en vais.
Conservez donc de moi l’aimable souvenir
D’un poète enflammé, porté par le désir
D’un monde dépourvu de sentiments mauvais ;

 

Un monde bienveillant, sans heurts et sans misère,
Un monde sans péril, ni dol, ni adversaire,
Un monde d’équité et de fraternité.

 

Mettez-vous au travail, car ce monde idéal
N’est pas une utopie, c’est là un point crucial,
Mais l’aboutissement de votre volonté.

 

Le dix-huit juillet, le corps sans vie d’Eugène Mimonce est découvert sur son lit. Il a pris le soin de mettre ses plus beaux vêtements. Dans la poche intérieure de sa veste, contre son cœur, il a placé la photo de Marie-Louise. La date présumée du décès est le quatorze, subtile façon de marquer la fête nationale.
Sur son bureau en ordre, bien en évidence, le poème ci-dessus, le tout dernier qu’il ait écrit, fait office de testament spirituel.