L’Un dans l’Autre

17,00

Laurent Frontère
Editions Bretzel
252 pages
14 x 20,5 cm
17 euros,
ISBN 978-2-9530405-4-8

UGS : 978-2-9530405-4-8 Catégories : ,

Description

L’Un dans l’Autre

  Qui peut croire que le nommé Thomas Ackermann, triste et austère prothésiste dentaire d’une petite ville du centre de la France, s’est réveillé un matin d’automne dans le corps de Blaise Bridoux, avocat dilettante et jouisseur qu’il déteste cordialement ?

  Personne ! C’est bien le problème. Il faudra donc, pour ne pas être pris pour un fou, que notre homme endosse au pied levé ce rôle qui lui va si mal, un nouveau métier, un réseau familial et amical dont il ne connaît rien… Sacrée gageure qui n’ira pas sans quelques situations rocambolesques et délirantes !

  Ce récit prend tout d’abord l’apparence et les codes d’un roman fantastique, avant de se transformer dans l’étude d’un cas psychiatrique tout en faisant partager au lecteur les doutes existentiels du héros de l’histoire.

Premier prix du jury des lecteurs du concours Plumes de Fébus 2014 des Journées du Livre d’Orthez

 

L’Un dans l’Autre

Extraits

En guise de mise en bouche, voici trois citations de Jacques Lacan, très à l’honneur dans cette histoire de troubles de la personnalité :

« Le Réel, c’est quand on se cogne. »
Jacques Lacan

 

« Un  sujet normal est essentiellement quelqu’un qui se met en position de ne pas prendre au sérieux la plus grande part de son discours intérieur »
Jacques Lacan, Les Psychoses

 

« Je dis toujours la Vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas… »
Jacques Lacan, Séminaire

 

« Si vous avez compris, vous avez sûrement tort. »
Jacques Lacan

 

  Et voici un chapitre (pages 94 à 101) qui trouve le personnage principal très désemparé. Persuadé de ne pas être dans son enveloppe corporelle habituelle, il va trouver celui qu’il considère comme un usurpateur, lequel revêt toutes les apparences de Thomas Ackermann, pour une vigoureuse explication ; car il y a en effet un Thomas Ackermann de trop, entre celui qui en a l’enveloppe corporelle et celui qui s’en estime dépouillé. Vous avez compris ? Non ? C’est normal !

 

  Ça y est, ma décision était prise depuis quelques jours ! Je suis allé trouver l’imposteur chez lui. Enfin, chez moi. J’étais sûr de l’y trouver. Le jeudi après-midi, ma femme est à son atelier patchwork à la maison paroissiale et elle y reste parfois jusqu’à dix-neuf heures trente. Comme d’habitude je ferme mon atelier vers six heures, six heures et quart, cela me laisse amplement le temps de discuter avec notre ectoplasme. Arrivé au second, j’ai sonné en prenant soin de ne pas être visible à l’œilleton. L’inconnu m’a ouvert et m’aurait claqué la porte au bec si je n’avais pas glissé mon pied dans l’entrebâillement. Je l’ai surpris avec mon chandail jaune sur le torse, mes charentaises même pas correctement enfilées, talons écrasés, et la mèche en bataille. Quel aspect négligé ! Ah ! il avait l’air minable ! Oui, c’était bien mon corps ! Mais le corps ne suffit pas, encore faut-il incarner le personnage, en saisir la dignité, se renseigner au préalable sur la personne à qui l’on a affaire ! Et ça prétend se faire passer pour moi ? Ce n’est pas possible ! Ma femme, aussi incroyable que cela puisse paraître, doit tremper dans la combine.

  Après avoir essayé de refermer la porte, voyant qu’elle n’arrivait à rien, la créature abjecte a reculé précipitamment dans le couloir, tentant de s’enfermer dans le salon, mais c’est ne pas connaître les réflexes et la force d’un Bridoux auquel je suis redevable de quelques avantages. Je le revois, le visage terrifié, le bras replié vers l’avant, pensant ainsi éviter que je ne l’assomme. Un pantin, un pleutre ! Je n’allais quand même pas endommager un corps que je souhaite récupérer au plus tôt !

« Alors ! Expliquez-vous !
– Mais expliquer quoi ?
– Je vous somme de vous expliquer !
– Ne me frappez pas !
– Dites-moi donc ce que vous faites dans mon corps ! Et puis dites moi qui vous êtes !
– Vous êtes gonflé ! Et vous avez perdu le sens commun ! Mais vous vous prenez pour qui ?
– Je vous l’ai dit ! Je suis Thomas Ackermann !
– Soyez raisonnable, Monsieur ! Asseyez-vous ! Vous allez prendre un petit verre, et puis m’expliquer tout ça, calmement, sans vous énerver…
– Je veux bien m’asseoir, mais ne croyez pas que je vais me laisser embobiner avec un petit verre de mon whisky ! Vous n’allez pas vous en sortir comme ça ! Vous avez pris mon propre corps, et vous voudriez que je garde mon calme ?
– Ce que vous me dites n’a pas de sens !
– Pas de sens ? Et pouvez-vous me dire ce que vous faites avec mon gilet ?
– Voyons ! À l’évidence, ce n’est pas votre gilet ! Sauf votre respect, vous croyez que vous allez vous sentir à l’aise, dedans, avec votre corpulence ?
– Vous avez pris possession de mon gilet et de mon corps !
– … De votre gilet, je pourrais le concevoir, mais de votre corps, si vous vous figurez que je fais partie de ces… invertis ! Vous fantasmez !
– N’essayez pas de jouer au plus malin ! Je viens simplement, calmement et fermement vous demander de me rendre mon propre corps.
– Mais qu’est-ce qui vous permet de penser que je ne suis pas monsieur Ackermann ?
– Parce que monsieur Ackermann, c’est moi. Tiens… Dites-moi par exemple comment s’appelait mon grand-père paternel !
– Eh bien ! Si vous parlez de MON grand-père, il s’appelait Aristide Ackermann !
– Aristide… Aristide comment ?
– Ben… Aristide… Je sais pas, moi !
– Aristide… LÉ-ON…
– Léon ?
– Lé-on-ce ! Aristide Léonce Ackermann ! Vous voyez ! Vous ne le saviez pas !
– Eh bien non ! Mais en supposant que vous soyez allé faire un tour dans les archives de la mairie, vous auriez pu le trouver, le prénom ! Ça ne prouve rien ! Absolument rien !
– Et puisque vous êtes Thomas Ackermann, vous devez pouvoir me dire comment s’appelait le parrain de votre père !
– Alors là ! Vous me posez une colle !
– Vincent… Vincent…
– Pffft !
– Vincent Lapébie !
– Bon ! Soit ! Imaginons que je ne suis pas celui que je prétends être.
– Ah ! vous voyez ! J’en étais sûr. J’EN É-TAIS-SÛR ! Vous l’admettez !
– Non !… Très mauvaise idée ! Je n’admets rien du tout !
– Si si ! Vous venez de le dire !
– J’ai dit « imaginons ». Je n’ai pas dit « j’admets » !
– Bon, admettons !
– Pfff !… Si vous voulez !… Admettons… que je ne sois pas Thomas Ackermann… Qui suis-je ?
– C’est précisément ce que je vous demandais à
l’instant !
– Pfff !… Bon d’accord ! Je suis Gislaine… Gislaine… Zydlowski. Ça vous va ? Bon, maintenant, vous pouvez vous en aller et me laisser tranquille. Ma femme va arriver d’une minute à l’autre…
– Votre femme ? MA femme !
– C’est ça ! Votre femme ! Elle vous a quitté parce qu’elle ne veut plus vous voir. Vous étiez ch…. comme la pluie, jamais content, toujours quelque chose qui n’allait pas. Vous voulez que je vous dise ? Avec moi, Hélène, elle est heureuse ! Parce que moi, au moins, je lui parle, je lui apporte de l’affection. Je sais ce qu’elle aime, je sais ce dont elle a envie. Avec moi, elle a de la tendr…
– Gislaine ! Et Hélène, elle est au courant ? Parce que vous savez, Hélène, elle n’aime pas les goudous ! Elle déteste les goudous ! Elle est comme moi, Hélène, elle les sent à cent mètres ! Je vais lui dire, moi, à qui elle a affaire !

  Je sentis Gislaine se liquéfier à cette idée. À ce moment-là, je ne sais pas ce qui m’a pris, alors que j’avais un avantage certain, j’ai viré d’un coup, avec la main, tous les bibelots qui étaient posés sur la commode, y compris les deux cerfs en cristal qui naturellement se sont cassés en tombant sur le sol carrelé, et puis, j’ai tiré sur le vaisselier, assez vigoureusement pour desceller du mur les deux chevilles qui le maintenaient arrimé – je sais, c’est moi qui les ai posées. Le meuble s’est renversé avec tout son contenu, dans un fracas incroyable. Dans les débris de vaisselle, je récupérai le petit médaillon de ma mère avec la photo de mon frère Christian trois mois avant sa noyade. Profitant de cet instant de répit, la pleutre, terrifiée, avait fui vers le palier. Je l’ai rattrapée ; je crois que j’ai dû lui donner quelques vigoureuses gifles, puis je l’ai poussée dans l’escalier. J’ai entendu sa tête frapper le sol une volée de marches plus bas. Un corps inerte gisait là ; c’était mon corps. Je suis descendu, paniqué, je l’ai enjambé péniblement, et j’ai filé sans demander mon reste. Je pense que, fort heureusement, le reste de l’immeuble était vide, ce qui est normal à cette heure, les Lemosnier rentrant un peu plus tard et Mademoiselle Flanquin étant encore à sa gymnastique. Personne n’a dû me voir ; d’ailleurs, il faisait noir et la rue était déserte.

  Rentré chez moi, j’ai passé le restant de la soirée dans un état de tension terrible. Je m’attends à ce que la gendarmerie débarque d’une minute à l’autre pour me demander des explications. Car je ne pourrais pas affirmer que personne n’a rien vu ni rien entendu. Le fracas du vaisselier a été tel qu’il est certain qu’un passant, dans la rue, se sera demandé ce qui se passait au-dessus de sa tête. En rentrant, Hélè… Je veux dire… Élisabeth s’est bien rendu compte que je n’étais pas du tout dans mon état normal. Elle a posé sa tête contre mon épaule, m’a fait boire une tisane, mais je ne tenais pas en place. Je n’allais tout de même pas lui lâcher que je venais de tuer quelqu’un… Je n’ai pas de certitude, mais j’ai bien l’impression que… enfin… Gislaine Zydlowski ne respirait plus. Une « bonne âme désœuvrée » aura relevé ma plaque d’immatriculation, quoique je ne pense pas avoir été suivi ; j’avais pris la précaution élémentaire de me garer à distance. Fondamentalement, cette crainte d’être accusé d’un tel meurtre n’est pas ce qui m’inquiète le plus car qui, dans ces circonstances aussi exceptionnelles, peut me jeter la pierre ? Non, ce qui me terrifie, c’est que mon corps mort rend mon transvasement irréversible et un retour à la normale impossible. Suis-je maintenant condamné, pour le restant de mes jours, à m’accommoder de cette enveloppe corporelle qui n’est pas la mienne ? Certes, elle présente quelques avantages non négligeables, mais qui restent mineurs face à l’inconfort d’une situation et d’un passé qui me sont étrangers. Cet inconfort est tel que, par moments, je suis tenté d’abdiquer, de tout laisser tomber. Après tout, que les gens fassent de moi ce qu’ils veulent s’ils ne me croient pas. Je finirai peut-être à l’asile de fous, mais au moins, je serai moi-même !…

  Je n’ai pas fermé l’œil avant quatre ou cinq heures du matin. Et puis, épuisé, j’ai fini par m’effondrer. Si je suis encore ici ce matin, c’est que les gendarmes ne sont pas venus me cueillir à l’heure du laitier. Mon programme de la journée, c’est d’aller voir ni vu ni connu l’exorciste dont j’ai repéré les coordonnées sur le net. Saint-Étienne, ce n’est pas la porte à côté, mais au moins, là-bas, on ne risque pas de faire le lien avec un fait divers non élucidé à Brignat.

… à suivre !